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L’écrivaine Marie-Célie Agnant
Article mis en ligne le 1er janvier 2011
dernière modification le 25 mai 2023
Marie-Célie Agnant : Écrivaine des deux Amériques
 
Invitée en décembre 2010 pour une tournée de conférences-rencontres dans des universités japonaises sur l’invitation de l’université Dokkyo, l’écrivaine Marie-Célie Agnant (née à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti et habitant au Québec depuis 1970) reprend pour les lecteurs de Franc-Parler quelques-uns des thèmes qu’elle a évoqués.
 
©Franc-Parler

Franc-Parler : Vous êtes une écrivaine haïtienne ou québécoise ?
Marie-Célie Agnant : Haïtienne ou québécoise, oui… C’est-à-dire que cette particularité, elle est mienne. Je suis née en Haïti où j’ai grandi jusqu’à l’adolescence. J’habite au Québec depuis toutes ces années et l’écriture, c’est quelque chose comme je dis souvent qui vient avant tout des racines. Je ne pourrais pas écrire sans la présence d’Haïti et je ne peux pas écrire non plus sans ce présent qui est le mien, qui est cette vie au Québec, en Amérique du Nord.
 
Franc-Parler : Pourriez-vous resituer l’origine de votre arrivée, de votre intégration au Québec ?
Marie-Célie Agnant : Eh bien, j’arrive au Québec à l’âge de 16 ans, une décision qui à l’époque n’était pas la mienne, bien entendu. C’était une décision familiale basée sur le fait que Haïti, c’était à l’époque le pays qu’il fallait quitter. Ça n’a jamais changé bien entendu. C’étaient les années… On parle au Québec des années Duplessis qui étaient les années de la « Grande noirceur ». En Haïti, c’était aussi une époque pareille, l’époque de Duvalier qui a fait fuir bon nombre de gens. Pour les étudiants, les gens qui allaient à l’école à cette époque-là, c’était de se demander : « C’est quoi la direction du futur ? » Et la direction du futur, c’était la direction de l’exil. Alors on ne se posait même pas la question si on devait partir, c’était quand est-ce qu’on allait partir ? C’est comme ça que je suis arrivée au Québec. Les premières années, je ne peux pas dire que c’étaient des années difficiles parce que quand on a seize ans, on est un peu dans l’inconscience, on ne comprend pas trop. Mais peu à peu, ça ne m’a pas pris trop de temps pour que je commence à m’intéresser à des choses sociales, politiques. C’est une époque où le Québec est en plein réaménagement et une époque de grandes espérances également. Les discours, les chansons, les manifestations de jeunes, cette parole des femmes qui se fait de plus en plus insistante et puis moi, j’assiste à tout cela et je prends part. Je pense que mon intégration s’est faite par toutes ces participations à des groupes militants de femmes ou autres.
 
Franc-Parler : Le militantisme, l’action ou bien la mémoire forment la trame de votre œuvre…
Marie-Célie Agnant : Je crois que oui. Mon travail d’écrivain porte beaucoup les traces de toute cette époque de militantisme qui ne m’a jamais quittée d’ailleurs. Tout simplement, j’ai essayé de réorganiser ma vie en essayant d’écrire pour que la parole porte un peu plus loin. J’étais rendue à un point où j’étais assez insatisfaite des actions et je me suis dit peut-être que c’est un meilleur outil : faire connaître par la voix des livres, par la voix des écrits parce que j’écrivais déjà. Là, j’ai pris une décision d’écrire de manière beaucoup plus assidue, de consigner ma parole. Et la mémoire, c’est quelque chose qui m’intéresse parce que je crois que les peuples sans mémoire sont voués à la disparition en quelque sorte. Pas à s’accrocher à la mémoire de manière obsessionnelle en vue d’une revendication, comment dirais-je, nationaliste ou quoi que ce soit mais pour comprendre un peu la vie.
 

Franc-Parler : Peut-on effacer les traces de l’esclavage et du colonialisme ?
Marie-Célie Agnant : J’ai l’impression que non parce que ces mêmes méthodes perdurent sous d’autres formes aujourd’hui. J’ai lu un livre d’Angela Davis récemment qui s’appelle Les goulags de la démocratie. C’est un long entretien qu’elle a eu avec un journaliste qui est repris, où elle fait un parallèle entre la situation vécue sous l’esclavage et ce que vivent les minorités aujourd’hui dans les prisons où on assiste à l’enfermement de toute une partie des populations qui n’ont pas le droit, par exemple, de voter, qui ne peuvent pas faire entendre leur voix. Et ce sont des mécanismes qui sont mis en place dans les sociétés pour pouvoir se débarrasser de ces gens-là un peu dans les prisons.
 
Franc-Parler : Vous parlez pour les États-Unis ?
Marie-Célie Agnant : Pour les États-Unis mais, jusqu’à un certain point, on peut dire qu’au Québec, on vit un peu la même situation avec des jeunes des minorités qui sont criminalisés en quelque sorte, vous voyez, qui sont dirigés vers ces voies. Et ça se prépare dès l’école. Quand à l’école, les enfants vivent une situation où il n’y a pas d’écoute, où il n’y a pas le soutien prévu, qu’est-ce qui arrive ? Et bien, il y a le décrochage qui s’ensuit, vous savez, quand les enfants ont des prob­lèmes avec la langue d’apprentissage, des problèmes sociaux, le chômage des parents. Et bien, qu’est-ce que vous voulez ! Le Canada, c’est une société jusqu’à un certain point assez libérale, ce ne sont pas les mêmes marqueurs que la société états-unienne mais jusqu’à un certain point. Que ce soit au Canada ou en France, ou ailleurs, c’est le même système qui régit nos sociétés.
 

Franc-Parler : Vous alternez allègrement œuvres sérieuses pour adultes et contes pour enfants…
Marie-Célie Agnant : Contes pour enfants mais également une littérature un peu plus exigeante pour les enfants. Par exemple, il y a deux romans que j’ai écrits, qui se lisent dès l’âge de 9 ans, même les adultes les lisent. Ce sont des romans qui parlent de répression, de système politique, d’oppression, d’exil et que les enfants découvrent toujours avec grand plaisir. Le conte est arrivé par besoin d’exprimer ma gratitude aux enfants parce que lorsque je me retrouvais dans une salle de classe où les enfants sont tellement généreux, ils sont tellement reconnaissants eux-mêmes de ce que je leur apporte, des échanges, et bien je leur disais : avant de partir, je vais vous faire un cadeau et je me mettais à leur raconter une histoire. Et d’une chose à l’autre, je me suis mise à écrire ces histoires. C’est un enchaînement de bonheurs qui m’amène à toucher à différents aspects dans l’écriture.
 

Franc-Parler : Le conte est d’ailleurs un héritage de Haïti.
Marie-Célie Agnant : Absolument. Le conte est un héritage. C’est-à-dire que je n’avais pas l’habitude de conter en Haïti mais je me faisais conter des histoires et puis tout à coup, je découvre que bon, voilà, j’écris mais écrire, c’est aussi conter. D’ailleurs, j’écris à voix haute, pour trouver le rythme de la phrase. Je pense que je suis véritablement une conteuse ! Il y a quelqu’un qui a fait une thèse sur l’un de mes livres, en Belgique, et qui s’appelle Paroles de conteuse sur Le livre d’Emma où ce sont des voix multiples qui racontent cette histoire venue du fond des âges. L’histoire des femmes depuis les côtes d’Afrique jusqu’à l’Amérique où la dernière de la lignée se retrouve mais finit par transmettre son histoire à quelqu’un d’autre qui n’est pas de la même lignée familiale mais qui est quand même une héritière. Alors, les contes, c’est un peu ça, c’est la parole transmise.
 
Janvier 2011
Propos recueillis : Éric Priou
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